Cassandre, ou la parole dissidente

Cassandre prédit l’avenir, mais personne ne la croit. Elle est l’inefficace, la stigmatisée, la « folle qui gesticule dans l’ombre ». Elle annonce la chute de Troie, la mort des siens et son propre assassinat, mais sa communauté préfère risquer la destruction qu’écouter sa parole dérangeante. Elle échoue à faire transformer ce qu’elle sait devoir être transformé ou à montrer que le passé est la cause des malheurs à venir. Punie par Apollon, qui lui crache à la bouche et transforme ses dons de prophétie en malédiction, elle énonce ses pronostics effrayants en pure perte : chez Eschyle et Lycophron, tout particulièrement, sa clairvoyance est assimilée à « d’insatiables gémissements ».

Cassandre incarne à première vue la lucidité tournée en dérision et la colère inopérante. Elle a beau essayer de se rebeller contre Apollon, elle est incapable d’empêcher la catastrophe. Prise entre l’obstination et la résignation, sa parole serait cryptique, hermétique, difficile à saisir. Plusieurs observateurs et observatrices voient pourtant en Cassandre une dissidente, une « représentante des vaincus et opprimés », une « victime projetant le trauma de la violence historique sur une scène d’expression ». Ainsi, Christa Wolf évoque son refus d’être « raisonnable » pour mieux critiquer le régime de la RDA, tandis que Marcial Gala transpose son récit dans la guerre civile angolaise pour dévoiler les violences contre les personnes trans noires.

Pour les féministes, le discours inaudible – désagréable à entendre – de Cassandre apparaît aussi comme le symptôme d’un système social qui punit les survivantes dénonçant des abus de pouvoir et les maintient dans le silence de la blessure : on les rejette pour ne pas avoir à réagir aux injustices qu’elles pointent. L’actuelle production littéraire explorant la représentation de violences conjugales et sexuelles (au Québec seulement, pensons, entre plusieurs exemples, à L’Apparition du chevreuil d’Élise Turcotte ou au Privilège de dénoncer de Kharoll-Ann Souffrant) semble agir comme contestation de ce silence. Autrement dit, Cassandre dérangerait davantage par ce qu’elle ébranle que par ce qu’elle annonce. Elle serait prise au piège de sa parole à cause son statut social. Son impuissance viendrait d’un manque de crédibilité affectant l’ensemble des groupes minorisés : pour Cynthia Townley, Cassandre est discréditée sur le plan épistémique en raison de la méfiance de la part de sa communauté ; pour Hélène Frappat, elle s’inscrit dans une généalogie des représentations du gaslighting.

À l’heure de la prolifération des fausses nouvelles et des théories du complot, de la montée des extrêmes droites et de l’effondrement climatique, cette crise de la crédibilité trouve potentiellement son envers dans la réaffirmation de Cassandre en tant que figure du savoir. La recherche de vérité de Cassandre a valeur de sagesse, ou à tout le moins « [d’]organisation de notre pessimisme ». Lanceuse d’alerte, Cassandre se sacrifie pour le bien commun ; militante écologiste, elle persiste à rappeler la catastrophe qui nous guette. Telle la rabat-joie de Sara Ahmed, qui fait de l’obstination le socle de son engagement politique, elle sait que le problème n’est pas tant son discours que l’incapacité de la communauté à le recevoir. Personne ne l’entend, mais Cassandre continue de pré-dire les drames à venir.   

C’est aux actualisations du mythe de Cassandre que sera consacré le quatorzième dossier de la revue MuseMedusa. Il s’agira d’interroger, sous forme d’étude ou d’œuvre de création (littéraire ou visuelle), les possibles de l’incommunicabilité. Plaignantes ou parias, folles ou maudites, les Cassandre contemporaines ressassent, répètent, n’en finissent jamais de dire ce qu’il faudrait taire : c’est au pouvoir de leur parole paradoxalement mise en échec que nous souhaitons nous intéresser. Quelles sont les formes actuelles de la prophétie ? Les prophéties de malheur peuvent-elles être, malgré tout, porteuses de guérison ? Comment réfléchir l’absence de crédibilité ? Quelle place accorder à la preuve quand on cherche à gagner la confiance des autres ? Comment traiter les silences les plus dévastateurs ? Quel sens faire de discours en apparence cryptiques et illisibles ? Dans l’éternel recommencement de son discours récusé, Cassandre peut-elle trouver de la joie et échapper à son destin ?

Les articles, les textes et les œuvres de création inédits, en français, en anglais ou en allemand, seront à envoyer au plus tard le 15 novembre 2025 à musemedusa umontreal ca, en mettant en copie conforme Ariane Gibeau (ariane.gibeau umontreal ca). Chaque contribution (sauf les créations, pour lesquelles une notice et deux listes de mots clés suffiront) devra être accompagnée d’une brève notice bio-bibliographique, de deux résumés et de deux listes de 10 mots clés, en français et en anglais (voir le protocole de rédaction). 

Publikationsdatum:

01. Oktober 2025

Frist:

15. November 2025

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