PD Dr. Pascal M. Gygax, Prof. Dr. Sandrine Zufferey, Prof. Ute Gabriel octobre 2021
«Le médecin a parlé aux collégiens». Cette phrase pose un défi à notre cerveau. Le médecin est-il une femme? Les collégiens sont-ils constitués de filles et de garçons? La langue française a subi plusieurs vagues de masculinisation, le masculin prenant une valeur dominante (et certains mots comme «autrice» disparaissant). Nous exposons les effets de celle-ci au 21ème siècle. Nous nous penchons également sur d’autres pratiques langagières qui nous contraignent à percevoir le monde au travers d’un prisme masculin.
Avant de comprendre comment notre manière de nous exprimer influence notre manière de percevoir le genre, nous devons nous pencher sur le lien étroit entre langage et pensée, de manière plus générale. Ce lien passionne linguistes et anthropologues depuis toujours, mais le débat a pris une nouvelle tournure au début du XXème siècle, sous l’impulsion d’Edward Sapir et de Benjamin Lee Whorf aux États-Unis. Pour ces chercheurs, si une personne utilise toujours certains mots pour décrire le monde, elle finira par le voir différemment d’une personne qui utilise d’autres mots. Selon cette hypothèse, appelée le relativisme linguistique, si vous n’utilisez que deux mots pour décrire toutes les couleurs autour de vous, vous commencerez à voir le monde en deux couleurs. A l’heure actuelle, même si la version radicale de cette hypothèse est devenue très controversée, nous retiendrons ici deux principes fondamentaux et plus nuancés qui caractérisent l’influence du langage sur la pensée, principes proposés par le psychologue Dan Slobin à la fin des années 1990. Premièrement, le langage nous offre un nombre limité d’options pour parler d’un monde illimité. Deuxièmement, il attire notre attention sur des propriétés du monde qui ne sont pas toujours les plus pertinentes.
En nous appuyant sur ces deux principes, nous pouvons comprendre comment nos manières de parler – de communiquer de manière générale – influencent notre perception du genre. Pour illustrer notre propos, nous nous focalisons sur trois pratiques langagières courantes : les mots les plus fréquemment utilisés pour décrire des femmes et des hommes, l’ordre de mention de deux personnes désignées ensemble et l’utilisation du masculin comme valeur par défaut.
Les mots ou descriptions les plus fréquemment utilisées
Si vous observez quels sont les qualificatifs fréquemment utilisés pour parler de femmes et d’hommes, vous constaterez que, quel que soit l’âge des personnes décrites, nous avons tendance à utiliser des associations différentes, même dans des situations où il n’y a pas de différence objective entre les personnes de genre différent. Par exemple, lorsqu’une femme et un homme occupent une même fonction, voire lorsque l’on décrit la même personne dans des contextes où son genre ne peut pas être objectivement identifié. Faites le test si vous avez des enfants en bas âge. Lorsque des personnes vous demandent si votre enfant est une fille ou un garçon, dites parfois l’un, parfois l’autre, et observez les termes qui seront utilisés pour décrire votre enfant. Observez également la manière différenciée qu’ont parfois les journalistes de décrire des femmes et des hommes. Avez-vous souvent entendu parler de « politiciens solaires » ? Ou mentionner le nombre d’enfants d’un professeur d’Université ? Probablement pas. Pourtant, alors que ce n’est pratiquement jamais pertinent, on parle souvent des enfants des femmes médiatisées, lesquelles sont aussi souvent décrites selon leur apparence physique. Ce qu’il faut retenir ici, ce n’est pas tant que nous avons tendance à utiliser certaines associations plus fréquemment avec les femmes qu’avec les hommes, mais plutôt qu’en les utilisant, nous nous enfermons dans des cadres de pensée limitants et rarement pertinents. Cette différentiation devient plus problématique encore lorsque ces associations sont discriminantes, ce qui est fréquent tant les associations que nous faisons fréquemment avec les hommes sont plus valorisées (par ex., ambitieux) que les associations féminines (par ex., sensible) dans notre société androcentrée. Le terme « androcentrée » se réfère ici à la tendance que nous avons à considérer les hommes – et, de ce fait, pas les femmes ni toute autre personne qui ne se considère pas comme un homme – comme étant la norme de notre espèce (le neutre en quelque sorte), et par conséquent à les placer au centre de nos préoccupations. L’androcentrisme se manifeste d’ailleurs dès le plus jeune âge. Par exemple, les garçons apprennent très vite à occuper les espaces centraux dans les cours d’école, et les filles les espaces périphériques (pour traverser la cour occupée par des garçons en train de jouer du foot, il faut faire le tour). Cet androcentrisme est présent dans presque toutes les sphères privées ou publiques de notre société (par ex., les habits, le cinéma, la présence dans les médias…).
L’ordre de mention
La deuxième pratique langagière que nous souhaitons discuter, l’ordre de mention,exemplifie cet androcentrisme de manière parlante. Lorsque nous mentionnons des hommes et des femmes, nous avons tendance, comme nous venons de le faire, à mentionner les hommes en premier. Les exemples d’expressions qui mettent en œuvre ce principe sont nombreux : « mari et femme », « les enseignants et enseignantes », « Adam et Ève », « frère et sœur », etc. Pour comprendre l’effet de cette régularité, réfléchissez aux couples que vous connaissez (hétérosexuels ou homosexuels, ce n’est pas important ici) et réfléchissez à la manière dont vous les nommez. Vous nommez probablement la personne qui vous est la plus proche, ou en d’autres termes qui est plus importante pour vous, en premier. Par ce petit exercice, on comprend facilement que l’ordre de mention homme-femme dans une société androcentrée reflète l’importance perçue de l’homme et la renforce également. Il existe un contre-exemple, datant du XVIIème siècle, Mesdames et Messieurs, exemplifiant plutôt un courant paternaliste à une époque où les femmes n’ont pratiquement aucun droit, et une place très relative dans la société.
L’utilisation du masculin comme valeur par défaut
Enfin, pour illustrer la notion d’androcentrisme, il nous faut encore mentionner l’utilisation du masculin comme valeur par défaut, troisième pratique langagière que nous souhaitons aborder. Nous pourrions bien sûr écrire un article entier sur les vagues de masculinisation du français, sur l’Académie française qui décide dès le XVIIème siècle de ne pas inclure dans son dictionnaire des termes comme « autrice », « mairesse », « philosophesse », « poétesse » ou « professeuse » (par contre, « boulangère » n’y a jamais disparu…), sur les règles d’accord comme la règle de proximités que certains grammairiens du XVIIIème proscrivent au profit de l’accord au masculin, et ce afin de signaler, dans la langue, « la supériorité du mâle sur la femelle ». Mais nous allons plutôt résumer très succinctement 50 ans de recherches en psychologie et en linguistique qui démontrent l’impact du masculin comme valeur générique sur nos représentations du genre. La conclusion principale de ces recherches peut se résumer ainsi : un langage qui utilise le masculin comme valeur par défaut est exclusif, tant il ne représente pas les personnes qui ne s’identifient pas à la catégorie « homme ». Ainsi, si nous écrivons « le lecteur attentif notera que nous avons utilisé l’accord de proximité dans cet article », la recherche montre qu’il est très difficile pour notre cerveau de résoudre l’ambiguïté créée par cette phrase, à savoir le fait que l’expression « le lecteur » pourrait être générique, afin d’inclure également une possible lectrice.
Le langage inclusif
Certaines formes de langage moins exclusif ont été proposées dans le cadre de ce qu’on appelle le « langage inclusif ». Certaines de ces formes, comme les doublets (la lectrice et le lecteur), l’utilisation de l’accord de proximité (le lecteur ou la lectrice attentive) ou les formes épicènes (les personnes attentives) existaient déjà dans la langue française avant le XVIIème siècle. Leur usage n’implique donc aucune innovation dans la langue, mais plutôt la réutilisation de ressources qui ont fait partie du français au cours de son histoire. En revanche, d’autres formes comme les formes contractées des doublets (les lecteur·rices), ou certains néologismes (les lecteurices), sont des nouvelles formes, parfois apparues dans le discours de groupes particuliers. Par exemple, les formes contractées des doublets (les lecteur·rices, ou en Allemand die Leser*innen), que certaines personnes associent à tort à la seule forme d’écriture inclusive alors qu’elle ne correspond probablement qu’à 10-15% des usages, ont vu le jour afin de permettre de ne pas utiliser trop de signes typographiques pour exprimer simultanément les formes féminines et masculines. Bien sûr, les formes contractées sont invariablement composées d’un signe typographique comme le point médian (étudiant·e) qui ne se prononce pas tel quel à l’oral, comme bien d’autres signes typographiques du français. Lorsque nous lisons « 300.- CHF », nous le lisons « 300 francs », et non pas « 300 point trait d’union CHF ». Un autre exemple est l’abréviation « M. » pour « Monsieur ». Ces exemples illustrent le fait que nous avons déjà l'habitude d’opérer des changements entre l’écrit et sa forme oralisée. De la même manière, « étudiant·e » se prononcera « étudiante ou étudiant ».
En termes d’accessibilité, on peut également, tout à fait légitimement, se questionner sur l’effet des formes contractées sur des personnes ayant des problèmes de lecture (par ex., dyslexie). Nous nous réjouissons d’ailleurs qu’une partie de la droite politique s’intéresse enfin à ces personnes. Maintenant, nous devons souligner trois éléments importants par rapport à cette question. Tout d’abord, il n’existe pas, à notre connaissance, de recherche sur cette question. Donc nous ne savons pas si la forme elle-même, la coupure du mot, ou même la difficulté de prononciation seraient des facteurs problématiques. Notons tout de même qu’à l’heure où nous envoyons un robot sur Mars pour analyser le sol de cette planète, un logiciel qui permettra de faire une lecture facilitée du point médian pour en améliorer l’accessibilité (remplacer « étudiant·e » par « étudiante ou étudiant ») ne semble pas être une révolution technologique.
Ensuite, le français (comme d’autres langues) est une langue qui a subi des complexifications importantes. Pensez par exemple au son [s], qui a environ 12 manières de s’écrire. Pensez à des termes comme « oiseau », dont aucune lettre ne se prononce de la même manière qu’individuellement, ou encore à « monsieur », qui se prononce « mecie » (quelque chose comme ça). Ces difficultés-là posent probablement bien plus de problèmes d’accessibilité. Par contre, lorsque des réformes orthographiques ou grammaticales sont proposées, qui pourtant amélioreraient sans aucun doute ces questions d’accessibilité, il y a d’importantes montées de bouclier, souvent par les mêmes personnes qui refusent les points médians pour des raisons d’accessibilité…
Finalement, il faut souligner encore que si une personne souhaite rédiger un texte en écriture inclusive, comme l’article que vous êtes en train de lire, les formes contractées ne sont ni obligatoires, ni nécessaires, tant les différentes formes de langage inclusif sont nombreuses. Notons également que certaines formes, comme l’adressage direct (« Vous avez peut-être noté que… » au lieu de « Le lecteur attentif notera que… »), ainsi que les formes épicènes (les personnes attentives), sont probablement les formes les plus inclusives de langage, car elles n’explicitent pas l’idée qu’il n’y a que des femmes ou des hommes, et par conséquent incluent également toutes les personnes ne s’identifiant à aucune de ces deux catégories. D’autres formes plus nouvelles comme « iel » ou « al » au lieu de « il ou elle » ont également été créées dans cet objectif, même si elles ne sont encore que peu utilisées. Si ces nouvelles formes vous intéressent, nous vous invitons à consulter le site Alpheratz.fr.
Le langage inclusif ne se réduit ainsi pas à une série de complications inutiles ajoutées à la langue française, ni à des attaques organisées visant à la défigurer voire à la rendre inutilisable. Il consiste simplement en une série de solutions mises en œuvre par des groupes de personnes diverses, qui ne se sentent pas représentées – ou même exclues – par le masculin comme valeur par défaut, et qui souhaitent que le français reste une langue vivante, égalitaire, moderne, capable de refléter les changements sociaux fondamentaux qui ont lieu, (très) lentement, mais sûrement.
Cet article est une version modifiée d’une tribune parue dans Le Temps le 16.08.2021.
Date de publication:
25 octobre 2021
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PD Dr. Pascal M. Gygax, Prof. Dr. Sandrine Zufferey, Prof. Ute Gabriel