Renouveler la pensée sur la violence et les façons d’y résister
Article du blog
par Pascal Kohler, Lea Dora Illmer
BlogPost Un ciel bleu éclatant, des températures encore estivales, une ambiance feutrée, un bâtiment qui rappelle l’école de notre enfance… À priori, rien n’évoque le thème du congrès 2019 de la Société suisse d'Etudes Genre (SSEG): «Violent Times, Rising Protests. Structures, expériences et sentiments». Ce compte-rendu démontre qu’il est possible de penser la violence et les modes de résistance qui s’y opposent à nouveaux frais. Des guerres incessantes, une droitisation mondialisée, des discours de haine sur Internet, des citoye·ne·s en colère… nous vivons une période brutale. Bien que la violence ait toujours fait partie de la modernité, toujours plus de personnes vivent notre époque comme particulièrement agressive. Le symposium « Violent Times, Rising Protests. Structures, expériences et sentiments » était consacré à cette thématique. Au fil de 23 panels, 88 présentations et deux conférences plénières, nous avons tenté d’une part de décrypter les origines et l’articulation de différentes formes de violence et à reconnaître les lieux où la violence agit comme principe structurant, d’autre part d’identifier les formes innovantes de protestation qui résultent de cette violence et s’y opposent. Jack Halberstam souligne dans sa présentation que « nous devons imaginer des types de politiques antiétatiques » parce que, dans la plupart des Etats et des sociétés, la violence est constitutive du tissu social, de l’ordre de genre, des structures familiales et du système économique.
Le congrès débute par les allocutions de bienvenue de Janine Dahinden, présidente de la SSEG, et de Silvia Schroer, Vice-rectrice de l'Université de Berne. Dahinden se réjouit de l’envergure qu’a prise le congrès bisannuel de la SSEG, aussi bien dans la variété des sujets que dans l'interdisciplinarité, bien plus présente, sans oublier le nombre de participant·e·s : les séances se déroulent en effet pour la première fois dans quatre sessions parallèles. Le but de la rencontre est de mieux comprendre la violence structurelle dans toutes ses dimensions. Il s’agit également d’explorer les stratégies et les tactiques de protestation, au niveau des expériences, des sentiments, et de modes d’actions innovants afin de mettre en évidence l’émergence de perspectives d’une existence vécue dans la solidarité. Dahinden cite queelques exemples de nouvelles formes de protestation, telles que #metoo, la grève nationale des femmes* ou le mouvement #BlackLivesMatter. Elle souligne que les études genre, de par leur encrage foncièrement critique, ont toujours été proches des mouvements sociaux et de la contestation. La recherche sur le genre est étroitement liée aux luttes sociales qui sont d’ailleurs également une forme de violence.
La conférence d’ouverture se déroule dans la soirée, à l’issue d’une journée de débats animés. Même si la fatigue de la journée se fait sentir, il suffit que Jack Halberstam entre dans la salle pour que tout le monde soit éveillé et fasciné. Cette sommité de Queer Studies, professeur à l'université de Columbia, donne une conférence intitulée « Destitution, déréliction, désordre et dépossession ». Tout le programme est dans le titre. Il cite le Comité invisible : « privons le monde de ressources » ! Il incarne le radicalisme, appelle à réfléchir sur les relations féministes et queer à la violence, à penser ce qui est (encore) nouveau et à l’inclure dans notre répertoire d'action. Il s’inspire des films féministes des années 70 dont il projette des bandes annonces et des extraits. Pour Halberstam, ces « revolutionary girls » montrent que la violence et la destruction féministes étaient pensables et réalisables. Tout le contraire de l’approche du féminisme néolibéral qui se concentre exclusivement sur l’agentivité. Dans ce monde où seuls comptent le faire, l’agir, le savoir et le construire, d’autres façons d’être et de devenir sont inconcevables. Il plaide donc pour un renversement de stratégie : parier sur « détruire, déconstruire, défaire ». Concrètement, il appelle à une action anarchiste contre l’Etat, contre l’économie de la propriété et contre leur intrication.
C’est précisément parce qu’on nous répète constamment à quel point la propriété est indispensable que l'expropriation est si importante dans le projet d’Halberstam qui clame que la dépossession est un moyen de refus. Son idée de la liberté la situe au-delà du capitalisme, car nous ne sommes vraiment libres que sans propriété. A la question « que devrions-nous faire ? », Halberstam répond : abattre et démanteler le monde. Exproprier l'université et abolir la loi. Priver l’industrie pharmaceutique de ressources et nous rendre ingouvernable nous-mêmes. En bref, pas : la loi et l’ordre, mais : la loi et le désordre. Reculer et passer les mains vides à quelque chose que l’on pourrait appeler l’anarchie. Halberstam espère voir émerger de ses projets de destruction des destinées alternatives. Il nous faudra bien une nuit entière pour digérer tout ça…
La seconde journée n’a rien à envier à la première. Après un splendide repas apprêté par les paysannes du Seeland, la deuxième conférence plénière débute à l'heure du déjeuner. Noémi Michel, maître assistante à l'Université de Genève, nous fait l’honneur d’une conférence intitulée « Inclusion non durable. Une critique féministe noire de la démocratie ». Elle critique les pratiques néolibérales de la diversité qui auraient conduit à une crise de l'inclusion et à une « gueule de bois de la diversité ». Pour Michel, il est évident qu’être incluse dans le sens d'être présente ne fonctionne pas. Elle construit son argumentation à partir de la perspective de sujets marqués par des différences raciales et genrées. Selon la chercheuse, ces « femmes marquées » fournissent un espace heuristique pour la visualisation de processus qui éclipsent et musèlent les sujets dont la voix est marginalisée. Elle argumente en quatre points :
Elle montre d’abord comment la démocratie fonctionne comme une politique de voix incarnées. Elle raconte l'histoire fictive, mais bien réaliste, de V., qui est la seule collaboratrice académique racisée dans un département de science politique. Alors que son visage illustre toutes les affiches du département, la direction de ce même département lui refuse d’accéder à un poste de professeure. Son visage est sollicité lorsqu’il sert à des fins promotionnelles. Sa voix, en revanche, est réduite au silence.
Dans un second temps, Michel explique comment l'expropriation physique et la spectacularisation des personnes noires et de couleur persistent à l'ère postcoloniale. Celles-ci étaient autrefois expropriées de leur corps et mises en scène dans des zoos humains. Nous pouvons observer des processus similaires aujourd'hui. L'exemple de l'histoire de V. montre comment les Noir·e·s et les personnes racisées sont exploitées à des fins publicitaires afin de promouvoir l'université en tant que lieu d’épanouissement et de diversité (Ahmed 2011). Le même mécanisme conduit V. à devenir une femme noire que l’on montre plutôt qu’une scientifique à qui l’on accorde la parole et qu’on écoute.
Ensuite, Michel aborde la question de savoir comment aujourd'hui les voix des Noir·e·s et des personnes racisées sont étouffées et déformées. Les propriétaires d’esclaves utilisaient autrefois des masques pour les empêcher de voir et de parler. V., elle, est contrainte d’avoir l’air heureuse de son acceptation partielle par la communauté scientifique. Elle n’est surtout pas autorisée à produire des discours gênants, au risque de ne plus recevoir de tâches d'enseignement ou de recherche. Le ton de sa voix, obligatoirement enjoué, devient un moyen d’évincer sa voix critique.
Enfin, pour parler de cette inclusion toute relative, Michel thématise ce qui se passe au niveau sensoriel. Les yeux colonialistes sont à la recherche de visages joliment marqués et occultent tout le reste. Il en va de même pour l’audition qui se ferme aux voix gênantes. C'est ce cercle audiovisuel qui rend si difficile l’appartenance, l'implication et l'inclusion des sujets marqués. Michel en conclut que nous avons besoin d’une critique féministe noire de la démocratie. Quand on lui demande quelles stratégies et quels outils nous aideraient, Michel nous donne une piste : le regard, l’audition et les sentiments doivent être décolonisés. Et ça, c’est aux blancs de le faire.
Même en dehors des conférences plénières, ces deux journées ont été remplies de débats, de discussions, de réflexions et de sentiments collectifs. La violence structurelle, dans ses dimensions symboliques, économiques, affectives et épistémiques, a été mise en évidence et analysée par les différentes contributrices et contributeurs. Des stratégies et tactiques concrètes de résistance ont été proposées, remises en question et développées. Ce congrès de la SSEG a donc apporté une contribution précieuse à l’exploration de la vision d’une existence vécue dans la solidarité ou, comme l’appelait Halberstam, à la création de « destinées alternatives ».
Traduction : Annelise Erismann
Genre,
LGBTIQ*,
Race,
Intersectionnalité
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