Dre. Dina Bader Juli 2020
Après que Sara Farris (2017) ait montré que des féministes mobilisent des discours xénophobes au nom des droits des femmes, «Feminist Trouble» casse définitivement le mythe des féministes comme étant un groupe homogène et uni d’une seule voix. Il y a un «trouble» dans le féminisme. Voilà le postulat de la sociologue française Eléonore Lépinard, professeure en études genre à l’Université de Lausanne.
S’inspirant du titre de Judith Butler « Gender Trouble », le livre de Lépinard examine les raisons aux divisions internes au féminisme contemporain et propose une approche pour une meilleure harmonie entre les féministes. L’enjeu est de taille car les divisions au sein du féminisme donnent du grain à moudre aux sarcastiques qui s’opposent au féminisme et doutent de la crédibilité de ses protagonistes. La raillerie met toutefois le doigt sur une réelle question : comment promouvoir le projet féministe d’une société égalitaire entre femmes et hommes, si les féministes elles-mêmes ne parviennent pas à se mettre d’accord et pis, établissent des hiérarchies de légitimité entre elles ?
Point de départ : les scissions au sein du féminisme
Dans l’imaginaire collectif, les féministes sont solidaires avec les femmes, toutes les femmes, parce qu’elles sont femmes. Or, Lépinard part du constat que les féministes ne sont parfois pas solidaires entre elles, avec d’autres femmes se revendiquant pourtant elles aussi féministes. Certaines féministes blanches considèrent en effet les féministes voilées comme un oxymore, associant le port du voile et le féminisme comme deux entités opposées. Selon ce raisonnement, les premières incarneraient ainsi les « vraies » féministes contrairement aux secondes. Les féministes voilées, quant à elles, se déclarent « féministes » et « musulmanes » parce qu’elles sont conscientes justement que le terme de « féministes » seul ne leur garantirait pas une légitimité au sein du mouvement. Cela pose ainsi la question de la définition du féminisme. Y a-t-il un seul type de féminisme ou plusieurs manières de l’exprimer ? Est-ce que le féminisme inclut par définition une vision libérale de l’émancipation et une résistance aux normes sociales, ou peut-on également porter des revendications féministes et vivre sa foi ? Ces questions, nous dit Lépinard, sont fondamentales mais trop souvent ignorées par les féministes blanches, comme si les réponses allaient de soi. Or, ces questions sont précisément à l’origine du « trouble ».
Lépinard nous rappelle que les scissions au sein du féminisme ne sont pas nouvelles. Prostitution, pornographie ou encore inégalités raciales sont autant de sujets qui ont divisé et divisent encore les féministes. Mais s’il y en a un qui les cristallise tous — selon Lépinard — c’est le débat sur le voile islamique. C’est donc à travers la question de la place de l’Islam dans les sociétés occidentales que l’auteure nous propose une analyse des tensions entre les féministes. La sociologue a ainsi mené des entretiens avec 50 féministes actives en France et au Québec, blanches et racisées. D’une part, elle s’est intéressée à la perception des féministes blanches de leur engagement, à leur façon d’interagir avec les différences religieuses ou culturelles et à leurs représentations des femmes migrantes et / ou musulmanes (p. 83). D’autre part, Lépinard explore comment les féministes racisées résistent face à ce que l’auteure nomme la « blanchité féministe » (feminist whiteness), à savoir le présupposé tacite véhiculé par les féministes blanches que le « vrai » féminisme est celui qu’elles incarnent (p. 238).
Contexte : l’identité féministe et la question du voile islamique
Après un premier chapitre introductif, le chapitre 2 pose les bases théoriques du choix méthodologique de la sociologue de mener une analyse micro centrée sur le récit d’activistes féministes : celui de s’intéresser à ce qu’elle nomme les « subjectivations politiques des féministes » (feminists’ political subjectivations) ou, autrement dit, comment la perception que les féministes ont d’elles-mêmes et des autres féministes, ainsi que le sens donné à leur engagement, sont influencés par les expériences et les émotions générées par des questions politiques et morales devenues personnelles (p. 23). Sa discussion de la pluralité au sein des féministes, tantôt jugée comme menaçant l’objectif même du féminisme, tantôt considérée comme condition sine qua non à toute communauté politique, aboutit sur le constat suivant : ce sont les discours qui influencent la construction de certaines identités et non l’inverse. On se perçoit « féministe » et « musulmane » parce que les discours produisent ces deux identités auxquelles on s’identifie. De même, on est « féministe » et « blanche », parce que les discours, les débats et les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la société nous positionnent comme telle. Le lien causal décrit par Lépinard indique ainsi que ce sont d’abord les discours, en générant des émotions particulières et faisant écho à des valeurs personnelles, qui vont produire la construction de certaines identités. Ce sont ensuite ces identités-là qui vont définir les expériences formant le vécu féministe (p. 36).
Dans le chapitre 3, Lépinard décrit les débats sur le sécularisme et le voile islamique au Québec et en France. Si le débat français est bien connu, comme le reconnaît Lépinard elle-même, arrêtons-nous sur le cas québécois qui présente des singularités intéressantes. Premièrement, Lépinard montre que le débat de 2007 sur la question des adaptations sociétales aux différences culturelles s’est mené sur fond d’un conflit identitaire plus large et plus ancien : celui de la place du Québec au Canada, qui aime se penser comme une « nation plutôt qu’une province » (p. 58). Ainsi, la revendication d’un Québec séculaire, au-travers de la critique de la place à donner à l’Islam, était-elle une critique non dissimulée vis-à-vis du « multiculturalisme canadien » imaginé comme imposé par le Canada anglophone (p. 58). Deuxièmement, Lépinard révèle les raisons qui ont permis à la Fédération des femmes du Québec (FFQ) de promouvoir un « féminisme inclusif » (p. 59) et ce faisant, de se distinguer du Conseil du statut de la femme (organisme gouvernemental québécois) qui, dans ce débat, a opposé les adaptations religieuses et les droits des femmes. La première raison, nous apprend Lépinard, c’est l’indépendance politique de la FFQ qui, contrairement à ses homologues françaises et américaines, ne subit pas de pressions des partis politiques la contraignant à universaliser ses revendications. La deuxième raison, c’est la longue expérience du groupe dans la dénonciation des asymétries de pouvoir et des différences raciales au niveau institutionnel (p. 65).
Terrain : la blanchité féministe et ses résistances
Au chapitre 4, Lépinard présente les résultats de son terrain avec les féministes blanches. En France, la « blanchité féministe » est promue par deux répertoires : l’universalisme, à savoir l’énumération de principes abstraits (égalité de genre, égalité salariale, droits des femmes, etc.) dénués de contexte, et le déni des inégalités raciales au sein de la société française. Au Québec, les deux répertoires observés par Lépinard sont l’interculturalisme établissant des capacités de communication interculturelle aux féministes blanches et l’intersectionnalité qui, comme l’interculturalisme, reconnaît les différences culturelles mais offre aux féministes blanches la possibilité de réfléchir de manière critique à leurs propres positionnement et privilèges. De plus, Lépinard remarque deux « types de disposition morale » (p. 117) chez les féministes blanches dans leurs interactions avec les femmes non-blanches. Lorsque la pratique du féminisme sur le terrain est associée à un « projet social » où il s’agit de venir « en aide » à des femmes considérées vulnérables et passives (p. 19), ces dernières sont alors « tolérées » dans toute leur diversité (y compris voilées). En revanche, lorsque le féminisme est un « projet politique » où les féministes blanches cherchent à inclure des femmes non-blanches dans leur rang, un polissage des différences « dérangeantes » (en demandant à retirer le voile par exemple) est opéré afin de « blanchir » l’aspirante féministe pour en faire une féministe « comme il faut » (p. 112).
Dans le chapitre 5, Lépinard révèle ses interviews avec les féministes racisées et comment elles sont devenues féministes « dans un espace blanc » (p. 151). L’auteure écrit ainsi que celles-ci « contestent en particulier leur marginalisation en termes de représentation, en utilisant l’intersectionnalité pour revendiquer leur visibilité et leur représentation en tant que féministes racisées ; elles contestent la collusion entre féminisme et nationalisme ; enfin, elles résistent aux tentatives des féministes blanches de fétichiser leur différence raciale. » (p. 152 ; ma traduction) Par exemple, des interviewées mettent en avant les limites des coalitions pour aborder les inégalités raciales, quand bien même celles-ci partageraient avec des féministes blanches d’autres formes d’oppression telle que l’homophobie. De plus, les féministes racisées rejettent la « fétichisation postcoloniale » (p. 168) qui voit les femmes non-blanches comme des corps « exotiques » avec des problèmes « exotiques ». Ainsi, Lépinard relate l’anecdote d’une féministe musulmane au Québec qui répond à une homologue blanche qui l’interroge sur les discriminations de genre à la mosquée que celles-ci ne constituent pas une problématique « originale », mais bel et bien un exemple « banal » de sexisme, tel qu’il en existe partout.
Pour une éthique féministe de la responsabilité
Dans le chapitre 6, Lépinard propose ce qu’elle nomme une éthique féministe de la responsabilité qui tienne compte de la responsabilité morale des féministes blanches vis-à-vis des féministes racisées du fait des inégalités sociales et des rapports de pouvoir entre elles. Ainsi, la proposition de Lépinard consiste en une « promesse de sollicitude » (promise to care, p. 215), c’est-à-dire de considérer comme son égale toute féministe se proclamant comme telle et « de trouver une place dans son propre espace moral et politique pour accueillir les perspectives et les discours de l’autre, d’autant plus si cette dernière est moins privilégiée » (p. 220 ; ma traduction). Lépinard ajoute que cette approche demande de s’opposer aux politiques restrictives. En effet, l’interdiction du voile dans l’espace public au nom de principes abstraits comme l’égalité de genre engendre des conséquences concrètes comme la marginalisation des femmes voilées, celles que précisément les féministes blanches voulaient « aider » (p. 225).
Pour conclure, « Feminist Trouble » est un livre surprenant. Au premier abord, il s’agit à nouveau d’une étude sur le débat sur le voile islamique et à nouveau sur la France. En la matière, nous aurions pu nous attendre de la part d’une professeure d’une université suisse qu’elle inclue aussi la Suisse qui n’a rien à envier au pays voisin, puisque le débat sur la « burqa » est encore omniprésent. Là où l’ouvrage de Lépinard révèle toute sa force c’est dans la deuxième moitié du livre (chapitres 4, 5, 6), démontrant sa contribution indéniable aux études féministes. Non seulement Lépinard offre une analyse fine des récits des féministes interrogées, qu’elles soient blanches ou racisées, et les raisons qui amènent les unes et les autres à se regarder avec défiance. Mais surtout, elle propose une approche opportune du « vivre ensemble » féministe. Aussi je terminerai cette recension en relayant le magnifique appel de Lépinard à mettre « l’amour et la sollicitude » (p. 249) au centre des relations entre les féministes et non « la bienveillance et la compassion » (p. 224). Il ne s’agit pas de « tolérer » celles qui ne correspondent pas à notre propre conception de l’identité féministe mais de les « aimer » dans leur différence, avec pour maîtres mots l’acceptation totale et le respect mutuel.
Références
Eléonore Lépinard : Feminist Trouble: Intersectional Politics in Post-Secular Times, Oxford University Press, Oxford, 2020.
Sara R. Farris : In the Name of Women's Rights: The Rise of Femonationalism, Duke University Press, Durham et Londres, 2017.
Publikationsdatum:
15. Juli 2020
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Dre. Dina Bader